Né il y a cinquante ans, accessible au grand public depuis une trentaine d’années, Internet est un outil du quotidien pour plus de 65 % de la population mondiale¹. En quelques décennies à peine, son succès planétaire a entraîné avec lui une myriade de nouveaux outils en même temps qu’une consommation incommensurable de ressources. Aujourd’hui, les études montrent qu’elles ne seront pas suffisantes...
D'une goutte à l’autre
Courriers électroniques, messageries instantanées, moteurs de recherche, réseaux sociaux, jeux en ligne, cloud, vidéo à la demande, avatars, Internet of Things (IoT), métavers, cyber, blockchain, crypto-monnaies, datas, intelligence artificielle... Les services du numérique ont évolué au cours du temps et leur architecture s’est étendue et complexifiée pour répondre à ces demandes. Nous avons aujourd’hui accès à un monde dématérialisé, virtuel, « nuagique » ... Autant d’adjectifs qui lui confèrent un aspect quelque peu énigmatique. Pourtant, ses immenses infrastructures sont tangibles et consomment goulument énergie et ressources, très souvent sans que l’utilisateur en ait conscience.
Considérons une banale goutte d’eau. C’est en fait une goutte d’Histoire. Après un long voyage spatial, il y a 4,5 milliards d’années, elle élit domicile sur la Terre et ne la quittera plus, emprisonnée par son atmosphère naissante². Quelques millions d’années plus tard, la voilà qui passe à travers les cellules d’un grand saurien du Jurassique. Cette même goutte se trouvait dans un lac africain quand les premières tribus de bipèdes se sont redressées. Elle a participé, encore quelques milliers d’années après, à faire flotter les navires de guerre de Guillaume le Conquérant envahissant l’Angleterre en 1066. Enfin, plus près de nous, elle a coulé sur la tempe de Mikhaïl Gorbatchev lors de la dissolution de l’URSS en 1991. Demain, cette historique goutte d’eau servira peut-être à aller refroidir un datacenter...
Car, répétons-le, chaque atome d’hydrogène, chaque atome d’oxygène, chaque molécule d’eau que nous buvons, sont présents en quantité fixe depuis la création de notre planète et nous nous les partageons. Il n’y en aura jamais plus, jamais moins. Et il en est ainsi pour tous les éléments : bore, lithium, zinc, charbon...
L'envers du numérique
Dans son livre, « L’enfer numérique » (Les Liens qui Libèrent, 2023), Guillaume Pitron dresse un constat alarmant. Journaliste et chercheur associé à l'Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS), il a arpenté les cinq continents pour essayer de donner un goût et une odeur à l’Internet mondial. Selon lui, le numérique est un monde bien tangible. Depuis les câbles sous-marins jusqu’aux mines de lithium en passant par les carrières de charbon, il n’a jamais été aussi gourmand en matières premières. Un des exemples les plus marquants est le voyage du simple like de votre voisin de table sur votre photo Instagram. Depuis la terrasse d’un café parisien, ce geste anodin remonte en 5G sur la première antenne relais à proximité. Ce like redescend, à la vitesse de la lumière, dans les fils de fibre optique situés sous la rue et parcourt les quelques centaines de kilomètres nécessaires pour rejoindre la côte nantaise. De là, il s’engouffre dans un des câbles sous-marins, passe la dorsale atlantique, puis atteint un des nombreux serveurs de Meta aux États-Unis. Instantanément, il repart en sens inverse, passe par les mêmes infrastructures et, au bout de quelques millisecondes à peine, déverse dans votre cerveau une dose de dopamine.
Toujours d’après Guillaume Pitron, les infrastructures nécessaires pour faire fonctionner le numérique représenteront bientôt la plus colossale œuvre humaine jamais construite³. Serveurs, câbles, antennes, fibre, puces, terminaux... Cela se chiffrerait en millions de kilomètres et en millions de tonnes. Et ça ne fait que croître. À ce jour, il semble établi que le numérique consomme 10 % de l’électricité mondiale (dont 3 % rien que pour les datacenters) et est responsable de 5 % des émissions de gaz à effet de serre⁴. Plus que l’aviation civile ! Qui aurait cru que stocker régulièrement les photos du petit dernier sur son compte Dropbox deviendrait bientôt plus nocif pour la planète qu’une carlingue d’A380 volant à Mach 1 ?
À une époque où dérèglement climatique et épuisement des ressources naturelles interpellent, les impacts environnementaux du numérique restent largement méconnus. Pourtant, les études existantes⁵ indiquent qu’ils sont considérables et préoccupants, aussi bien en termes de consommation d’énergie que de matières premières.
Fuite en avant
L’arrivée de l’IA générative n’a bien-sûr rien arrangé. Une requête auprès de Chat GPT (OpenAI) consommerait près de dix fois plus d’électricité qu’une simple demande sur un moteur de recherche. Ne parlons pas des IA génératives d’image ou de vidéos telles Midjourney ou Runway... Le dirigeant d’Open AI, Sam Altman, a déclaré dans une récente interview qu’il ne savait pas lui-même si la planète aura la capacité d’encaisser une telle demande en énergie dans un futur proche⁶. Autre signal d’alerte, il y a quelques semaines, Microsoft signait dans la précipitation (avec l’énergéticien Constellation Energy) un accord de 20 ans pour la réouverture de la centrale nucléaire de Three Mile Island en Pennsylvanie, site de l’accident radiologique le plus grave qu’aient connu les États-Unis⁷. Au-delà du sérieux problème de la privatisation de l’énergie (à ce titre, il est toujours bon de (re)lire Ravage de Barjavel), c’est presque un aveu de faiblesse, où l’on découvre que les grands acteurs du secteur n’ont en fait rien anticipé. De son côté, Google a admis qu’il peinerait à atteindre ses objectifs de neutralité carbone. On veut bien les croire... Il y a quelques semaines, son ex-patron, Éric Schmidt, déclarait : «... je préfère parier sur l’IA pour résoudre la crise environnementale plutôt que de la contraindre, et d’avoir le problème quoiqu’il arrive. ». Ambiance.
Au-delà des postures et des intérêts économiques des uns et des autres, c’est pourtant tout un monde, le nôtre, qui vacille comme une ampoule en fin de vie. Des tensions géopolitiques pointent déjà, à différents endroits de la planète, pour s’arroger les meilleures ressources. Les récentes manœuvres militaires de la Chine autour de Taiwan, la Silicon Valley de l’Asie, sont l’exemple le plus saillant.
Il n’est pas envisageable, ni même souhaitable, que nous arrêtions demain d’utiliser les services numériques, comme il n’était pas envisageable, au XIXe, de se priver de l’électricité naissante. Mais, avec le niveau d'éveil global qu'est celui de l'Humanité aujourd'hui, il est presque criminel de continuer cette fuite en avant. Avec un stock de ressources abiotiques en tension, sur notre petit caillou intersidéral, nous allons bien devoir apprendre à être raisonnables. Avec un peu de cynisme, certains diront que nos heures passées sur les jeux de simulations et de gestion en ligne pourront bientôt nous être d’une grande utilité...
Signe(s) d’espoir ?
Pour la première fois dans l’histoire post-Internet, les nouvelles générations semblent pourtant vouloir se mobiliser pour « sauver » la planète, traînant des États en justice pour inaction climatique et replantant des arbres. Cependant, ces cohortes recourent toujours plus au commerce en ligne, à la réalité virtuelle et au gaming. Elles raffolent de la VOD (video on demand) et n'ont pas connu d’autre monde que celui-ci.
Le numérique pourrait toutefois constituer un atout dans la transition écologique, et l’éducation aux enjeux environnementaux devenir une « soft skill » indispensable à chacun(e) pour anticiper les chocs à venir. Venu de tous les ailleurs, des solutions émergent, des manières de travailler se réinventent, le « numérique responsable » essaie de se faire une place au soleil en dribblant le greenwashing et les fameux « cornucopiens⁸ ». Des modes de consommation et d’utilisation plus « low-tech », à travers toute la filière, tissent leurs premières toiles. Recyclage, reconditionnement, logiciels plus frugaux, éco-conception, serveurs locaux, réseaux décentralisés, opérateurs engagés... C’est encore trop peu, bien-sûr, mais reconnaissons qu’il vaut mieux ça qu’une fin à la Mad Max.
Aussi faut-il abandonner toute candeur : le numérique, tel qu’il se déploie sous nos yeux, nous projette à grande vitesse au-devant des limites physiques de notre maison commune. Nous connaissons tous l’analogie. À l’échelle de l’histoire terrestre, il est minuit moins quelques secondes et Homo Sapiens a déjà apposé son empreinte sur la planète plus que toute autre espèce. À défaut de reconsidérer notre situation, toutes les gouttes d’eau de l'Histoire finirons bientôt par aller refroidir un datacenter hyperscale de la planète numérique...
Références
- 1 : « Digital 2024 – Rapport d’OCTOBRE sur les datas mondiales du numérique », wearesocial.com, octobre 2024
- 2 : Hubert Reeves, « Poussières d’étoiles », Seuil, 1984
- 3 : « Clicking clean : Who is winning the race to build a green Internet ? » (PDF), Greenpeace International, Amsterdam, 2017.
- 4 : « Lean ICT : pour une sobriété numérique », op. cit.
- 5 : The Shift Project, ADEME, Agence internationale de l’Energie (AIE)
- 6 : Conférence du 15 janvier 2024, organisée par Bloomberg à Davos
- 7 : https://www.reuters.com/markets/deals/microsoft-may-pay-constellation-premium-three-mile-island-power-agreement-2024-09-23/
- 8 : Le cornucopianisme (ou mythe de la corne d'abondance) est une théorie économique, environnementale et philosophique optimiste et utopique sur la croyance (ou l'espérance) en des ressources planétaires illimitées et en des innovations technologiques continues
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