C'était un Atari
J'ai grandi dans un endroit où la technologie arrive en retard (voire parfois n’arrive pas du tout). J’étais enfant quand j'ai vu l’ordinateur individuel peu à peu occuper les rayons des magasins. Quand j’accompagnais mes parents j’aimais déambuler dans le rayon pour observer ces ordinateurs. Ils étaient proches des caisses, donc parfois je leur demandais si je pouvais les y attendre le temps qu'ils finissent leurs achats. J'étais fasciné par ces machines, je savais qu'on n’avait pas les moyens donc je me contentais de les regarder. Et ça m’allait.
Des fois, mes parents venaient dans le rayon avec moi et on regardait ces machines ensemble. C'était il y a longtemps et mes souvenirs sont un peu flous, mais mes parents ont dû remarquer quelque chose dans ma manière de regarder ces machines. Et un jour ils sont rentrés avec un ordinateur, c'était un Atari 1040 ST.
Mes compétences en informatique étaient inexistantes. À l’époque il n’y avait pas internet donc tout se passait entre l’utilisateur et la machine et quand j’appuyais sur une touche du clavier, tenez-vous bien, quelque chose s’affichait à l’écran! J’étais dans le futur. C'était incroyable ! Dans les films, on voyait des experts taper sur les claviers avec assurance, les yeux rivés sur l’écran. Je voulais faire pareil, je voulais avoir ce niveau de maîtrise et taper sur mon clavier sans le regarder, comme un pro.
Récemment j’en ai parlé avec ma mère pour lui dire que cet achat a probablement changé ma vie. Si aujourd'hui je suis un professionnel de l’informatique c'est certainement grâce à cette décision de mes parents de m'offrir un ordinateur. Ils n’étaient pas vraiment sensibles à ces machines et je ne sais pas exactement ce qu'ils ont pu voir dans mes yeux pour faire cet achat à ce moment-là. Leurs moyens étaient limités mais ça devait être suffisamment fort pour qu'ils franchissent le pas. Je pense que c'était pour que je sois heureux. Celles et ceux qui ont des enfants doivent comprendre.
Aujourd'hui, je réalise à quel point c'était improbable. Une famille d’ouvriers non qualifiés, dans un quartier populaire en périphérie de Paris, n’avait presque aucune chance d’avoir accès aux nouvelles technologies. Les statistiques nous prédisaient l’exclusion : de tout, et donc aussi du numérique. Par ce choix là, mes parents nous ont inclus dans la révolution de l’ordinateur personnel. Nous n'étions plus à part dans ce monde qui se transforme et je me suis senti autorisé à vivre l’apparition d’internet, à monter les premières tours de mes PC achetés dans la rue Montgallet. J'ai aussi installé Dreamweaver et codé mes premières pages html avec des banderoles arc-en-ciel qui défilent. Le simple fait que ce soit possible était une raison amplement suffisante pour le faire. J'ai senti que j'avais le droit de faire de l'informatique mon métier et 30 ans plus tard c'est encore le cas. Et ça a commencé par un Atari.
Culpabilité du survivant et syndrome de l’imposteur
Some call it the hood, I'm calling it home
H.O.O.D. - Masta Ace
Au fur et à mesure de mon parcours j'ai senti que ceux avec qui j'ai grandi se faisaient rares. Les statistiques le disent: seul un faible pourcentage issu de la classe ouvrière arrivera à changer de classe sociale. Je fais partie de ce faible pourcentage, et de temps en temps je me demandais pourquoi moi et pas les autres.
Autre aspect : apprendre les codes sociaux de la classe des cadres diplômés, et cette crainte d’être démasqué, qu'un jour quelqu'un réalise que je fais partie d’un autre groupe et révèle à tout le monde que je suis un imposteur, que je n’écoute pas les mêmes musiques, que je ne mange pas les mêmes choses, parle pas les mêmes langues. Quand au boulot on me disait que je ne savais pas faire quelque chose, j’entendais que je n’avais absolument rien à faire là. C'est un des combats que j'ai du mener avec moi-même.
T'es l'enfant seul c'est pas facile, on se comprend
Peu l'savent, que je le sache ça te surprend
L'enfant seul - Oxmo Puccino
Vous voyez le problème à régler ? Devoir apprendre à être à l'aise avec mon parcours tout en n’ayant personne avec qui échanger de mes questionnements car je suis le seul survivant de mon entourage immédiat. Incompris d’un côté comme de l’autre. Donc on tâtonne, on apprend, on se trompe, on se relève et on vit avec cette éternelle impression qu'on est encore au début de la course.
Puis j'ai pris du recule. Je me suis documenté et compris que ce que je ressens a une explication. D'autres le ressentent aussi. J'ai appris, par exemple, qu'il y a des points communs entre les quartiers dits populaires et certaines zones rurales. Des personnes issues de milieux différentes mènent en réalité des combats similaires. Savoir qu'on n’est pas seuls fait du bien, ça rassure, ça nous rassemble. On ne se connait pas mais on sait, ça aide à se rapprocher.
Boucler la boucle
J'ai récemment travaillé à la constitution d'une équipe tech pour un service public dédié à la maîtrise des compétences numériques. Grâce à Jérémy Buget j'ai eu l'occasion de découvrir l’engagement citoyen par le biais de la technologie. J'y ai connu des femmes et des hommes pleinement investis dans leur mission qui est de s’assurer que les compétences numériques arrivent vers le plus grand nombre, tous milieux confondus. C'est un travail difficile car très dépendant des fluctuations politiques (et en ce moment il y en a beaucoup) et des moyens donnés par les politiques publiques. Malgré cela j'ai eu le privilège d’y voir l’engagement sincère de mes collègues. Évidemment cela ne va pas changer l’état du monde, mais c'est une part nécessaire pour montrer que tout le monde, sans exception, a le droit à une éducation numérique. Ça peut aussi paraître anecdotique quand on imagine qu’en terme d’éducation il y a probablement d’autres priorités. Mais ce n’est pas tout ou rien, chacun fait sa part avec les moyens qui, quoiqu'il arrive, sembleront toujours insuffisants.
Avec cette expérience professionnelle j’ai la sensation d’avoir bouclé la boucle. Cet enfant que j'étais, issu d'une famille qui a été mise à l'écart dans ces quartiers, a aujourd'hui son travail inscrit dans l’ADN numérique de la République, le tout dans un engagement de lutte contre la fracture numérique. Et ça a commencé par une rencontre avec un Atari ST.
Et maintenant ?
J’ai fait ce que j’ai pu, j'ai pris mes responsabilités, j'ai joué titulaire, j'ai préparé le terrain. Je me suis tenu debout au milieu de l’open-space pour qu'ils s’habituent à ma présence et à prononcer un nom comme le mien afin qu'il soit aussi associé à l’innovation à travers le numérique. J'ai porté mes convictions pour un monde tech plus inclusif, avec plus de diversité. C'est difficile même de l'intérieur, j'aurais aimé faire plus encore, j'ai fait de mon mieux.
Enfant avec un nom bizarre, tu n’as pas à pleurer
Honneur à ta famille et sois fier d’être un étranger
L’étranger - Less du Neuf
À la prochaine génération : sentez-vous légitimes. Je sais que c'est plus facile à dire qu'à faire, que dans un système construit pour vous renvoyer une mauvaise image de vous il faut doublement travailler la confiance en vous. Et même si cette confiance sera parfois perçue comme de l’arrogance, tenez bon. Restez solides sur vos appuis. Ils finiront bien par s'habituer. Collectivement on peut arriver à construire un environnement inclusif où vous serez des titulaires indiscutables.
À celles et ceux qui ont déjà leur place: sentez-vous concernés par le fait que certains cherchent la leur. Ne leur demandez pas de régler seuls un problème qu'ils subissent. Sentez-vous concernés par les inégalités systémiques qui produisent des séries de biais, n’invalidez pas les sentiments de ceux qui les subissent. Ici et là j’ai lu les initiatives de celles et ceux qui œuvrent pour un monde de la tech avec plus de diversité et d’inclusivité. Continuons à le faire ensemble, ça vaut le coup. J’ai lu aussi certains débats, comme par exemple de savoir s’il y avait suffisamment de diversité dans les speakers de conférence, savoir qui doit être sur scène et qui doit être dans le public. Pensez aussi à ceux qui ne sont pas dans la salle, s’il ne sont pas là ce n’est pas uniquement de leur faute. Faites leur de la place. Donnez leur les outils et apportez leur les connaissances. Vous verrez ce qu'ils seront capables d’en faire: la prochaine licorne tech sera issue des quartiers populaires.
Quant à moi je fais une pause avec la France, je ressens le besoin de m’éloigner du territoire et m'enrichir ailleurs. Il se passe beaucoup de choses sur la planète qui provoquent tous types de réactions, le tout exacerbé par un climat social de plus en plus compliqué. J'ai envie de partir, observer mon pays de loin même si je sais qu’ailleurs ce n’est pas forcément mieux. Je n’abandonne pas, je suis juste un peu fatigué et parfois il faut savoir s’éloigner pour mieux revenir. Vous êtes nombreux à faire votre part et probablement beaucoup mieux que moi. Je compte sur vous, on en a besoin.
Je vous laisse, je vais chercher ma place sur cette planète à défaut de l’avoir trouvée dans mon pays. Je ne sais pas encore où mais je suis convaincu qu’elle existe 🙂
(La tour 20 - Nakk)
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